Filets de pigeon rôtis et rosés. Petits pois croquants et sucrés. Dans le cadre élégant du restaurant l’Abeille au Shangri-La Hotel à Paris, Christophe Moret signe la dernière interprétation de sa marotte, un classique de la cuisine française que le chef deux étoiles n’a cessé de réinventer depuis ses toutes premières gammes derrière un piano de cuisine. Savourer son pigeon/petits pois, c’est croquer son curriculum vitae à pleines dents. C’est plonger dans un souvenir d’enfant surtout…
Le pigeon/petits pois de Christophe Moret, à l’Abeille (printemps/été 2016)
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1984. Christophe Moret sort de l’école hôtelière. Le jeune cuisinier ose déjà se frotter au jugement le plus sévère qui soit, celui de son grand-père. Sa filiation rend la tâche ardue.
“Mon grand-père était un chasseur, un gars très dur” confie le chef, me laissant le soin de deviner le caractère bien trempé de son aïeul.
Le défi est d’autant plus compliqué que le diplômé a choisi de cuisiner le pigeon, une viande de gibier qui trouve souvent sa place à l’heure des déjeuners dominicaux en famille. Surtout, Christophe Moret joue l’effronté. En envisageant sa démonstration, il sait pertinemment que la volaille atterrira rosé dans l’assiette, alors même que son grand-père a l’habitude de le dévorer sur-cuit et sec. L’enjeu est quitte ou double. Et la sentence ne passera pas par quatre chemins. Le grand-père termine la première bouchée, lève les yeux vers son petit-fils et lance “c’est vraiment bon ! “. Christophe Moret débute sa carrière de cuisinier professionnel et démarre l’histoire d’une recette en proie à devenir l’un de ses classiques.
2003. Le Loirétain décroche le poste de chef des cuisines du Plaza Athénée à Paris, poursuivant sa collaboration étroite avec Alain Ducasse, démarrée treize ans plus tôt en tant que chef de partie, au Louis XV, restaurant triplement étoilé de Monaco. A son arrivée dans le célèbre palace aux auvents rouges, Christophe Moret ne perd pas une minute pour inscrire le pigeon à l’agenda des six plats soumis au crible des papilles du chef béarnais-monégasque. Banco. Le chef Moret servira sa volaille fétiche en crapaudine, rôtie, accompagnée d’une garniture de figues et cèpes. Une composition au goût septembral.
Le pigeon André Malraux chez Lasserre
L’automne inspire le classique du chef, jusque dans les cuisines d’une institution parisienne comme Lasserre. Hasard ou coïncidence, le QG gastronomique de Marc Chagall, de Salvadore Dali ou encore d’Audrey Hepburn cultive aussi le culte de la volaille en honorant André Malraux, client le plus fidèle des lieux, à travers un plat de pigeon qui emprunte son nom au célèbre écrivain français. A l’époque, la bête respecte le classicisme de la cuisine tricolore et est farcie de lardons en dés, de foie de canard, de thym, de laurier, de crêtes de coq, de cèpes sautés et de salsifis. Christophe Moret, qui a pris les commandes des fourneaux en 2010, concède ne pas avoir la latitude pour révolutionner ce plat anthologique. Il réussit pourtant à le transporter au XXIème siècle en simplifiant la farce à base de veau, de foie gras confit et de cèpes. La toque ose surtout ne plus faire baigner l’oiseau dans sa sauce, préférant un service de la salmi en salle.
Un pigeon intimiste à l’Abeille
Christophe Moret, Chef au Shangri-La Hotel depuis janvier 2015 ©Roméo Balancourt
Janvier 2015. Le cuisinier qui en pince aussi pour la langoustine et l’asperge, ses autres marottes, ajoute un nouveau palace parisien à son CV, après le Royal Monceau et le Plaza Athénée. Il accepte de succéder au chef Philippe Labbé au Shangri-La Hotel et saisit la carte blanche culinaire qui lui ai proposé par l’établissement luxueux de l’Avenue d’Iéna. Le jeune chef devenu un taulier de la cuisine de palace offre ainsi une nouvelle dimension à sa coqueluche plumée. Une page printanière s’ouvre pour le pigeon façon Moret. Voici venu le temps d’une cuisine intimiste, celle de la relation profonde qui unit le chef aux légumes. “Enfant, nous allions au marché tous les samedi et dimanche. J’ai toujours entretenu une proximité particulière avec le végétal” se souvient ce petits-fils de maraîchers à Meung-sur-Loire.
“Mon père n’avait pas beaucoup de moyens, et donc nous avions un potager derrière la maison. Nous cultivions les petits pois. Quelle corvée de les ramasser ! Mais quel bonheur de les croquer ! Ils étaient gorgés d’eau, sucrés comme il faut. Leur goût était merveilleux” raconte le cuisinier qui peaufine donc son histoire familiale en affublant le pigeon d’une poignée de petits pois.
Le légume se doit d’être à la hauteur du souvenir de Christophe Moret. Sa sélection est drastique. Le chef n’autorise que le petit calibre. “Le petit pois est un légume très compliqué. Il grossit en deux ou trois jours. Dès qu’il prend un peu d’eau, il y a moins de sucre et devient farineux” explique t-il. Et de conseiller “vous ne devez les écosser que lorsque vous en avez besoin, au risque qu’ils perdent leur sucre”. Christophe Moret a accordé sa confiance à un couple de maraîchers normands, qui a la lourde tâche d’enlever quatre ou cinq cosses sur chaque pilier de base pour obtenir le calibre attendu par le chef. La cueillette a lieu deux fois par semaine. En cuisine, le chef ajoute de l’aillet vert dans un beurre chantant avant un mouillage au fond blanc de volaille.
Cultiver sa curiosité
Dans les cuisines de l’Abeille, au Shangri-La Hotel Paris
Quelques minutes de cuisson, et les petits pois rejoignent un pigeonneau sélectionné avec autant de rigueur et de soin. La toque doublement étoilée travaille depuis plusieurs années avec un expert du pigeon et de la pintade. “C’est la seule viande que je trouve extraordinaire” lance t-il. Sa recette ne compte ainsi que sur une viande maturée durant une semaine. L’oiseau pèse 600g maximum et doit être âgé de 28 jours. “Et surtout, il doit être étouffé pour être gorgé de jus” prévient l’expert, soulignant l’obligation de cuire le pigeon rosée. Et de compléter “un pigeon égorgé donne une viande blanche”.
“La richesse d’un chef, c’est son carnet d’adresses”, confie Christophe Moret.
Le grand gaillard au coeur tendre est fier de son lien privilégié avec les producteurs. “Si vous n’avez pas cette relation avec les fournisseurs, vous ne pouvez pas progresser” résume t-il, soufflant que les grandes maisons gastronomiques n’embauchent pas seulement pour un CV, mais aussi pour les contacts d’un chef. “C’est un package !” s’amuse le maître du pigeon. D’ailleurs, Christophe Moret ne cache pas challenger deux à trois fois par an ses fournisseurs, même les meilleurs, pour atteindre toujours mieux la perfection. Objectif : cultiver sa curiosité. “Ducasse nous confiait qu’il n’y avait pas de bonne habitude. Il avait raison. La curiosité empêche la routine de s’installer. Et la routine engendre la lassitude” raconte le chef Moret, qui n’oublie pas de transmettre ce précieux conseil à ses jeunes chefs de partie, qu’il a formés au Plaza Athénée ou chez Lasserre.
La recette du pigeon à la sauce Moret, elle non plus, n’est pas figée. Servie durant la saison des petits pois il y a quelques mois à l’Abeille, la composition peut évoluer de mille façons, tant que “la dernière version soit meilleure que la précédente”. Condition sine qua non. Dans le dernier cas qui nous intéresse, le pigeon est coloré dans une sauteuse, avant de rôtir au four à 200°C durant huit minutes. Le chef lève les filets et utilise les cuisses pour préparer une sanquette, à base de sang du pigeon et de foie gras, sur le même principe que le boudin. Les petits délices sont dissimulés sous des chips de pomme de terre. Coeurs de sucrine, oignons nouveaux, pommes de terre de noirmoutier, pousses de blettes trouvent leur place dans l’assiette, avant d’épouser le classicisme de la recette avec la sauce salmi, confectionnée à partir des abats de la volaille.
“Les grandes sauces font les grands cuisiniers” conclut Christophe Moret.
Et un souvenir culinaire crée l’immortalité d’une recette. N’est-ce pas cela un plat signature ?
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